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Nicolas Castoldi (AP-HP) : “Face aux États-Unis, nos grands hôpitaux n’ont pas à rougir”

Pour la deuxième année consécutive, Nicolas Castoldi, directeur exécutif de l’initiative @Hôtel-Dieu, était partie prenante de la délégation française officielle partie assister au congrès HIMSS (Healthcare Information and Management Systems Society), qui s’est tenu du 17 au 21 avril à Chicago. Il révèle à mind Health les enseignements de cette édition 2023. 

Par Romain Bonfillon. Publié le 25 avril 2023 à 22h35 - Mis à jour le 05 mai 2023 à 17h24

Quel était l’objectif de la délégation française officielle partie à HIMSS cette année ?

La délégation de l’AP-HP comptait des médecins, des porteurs de projet, des responsables SI et elle faisait partie de la délégation française, animée par Care Insight et associant différents CHU, des représentants du ministère, des start-up , etc….HIMSS est la grand-messe annuelle de la santé numérique et, pour nous tous, ce congrès permet de se faire une assez bonne idée de là où en sont les technologies, de comprendre ce que nous pouvons d’ores et déjà imaginer faire et déployer. C’est aussi un moyen de nourrir notre réflexion collective sur les technologies qui ne sont pas encore matures, qui devraient voir le jour dans les mois et années à venir. Enfin, ce voyage a été l’occasion de rencontrer certains de nos collègues américains, d’échanger avec eux, de visiter des hôpitaux et des services de soin et de mesurer les différences parfois très fortes entre nos systèmes de santé.

Quel est l’élément qui vous a le plus marqué pendant cette édition ?

L’omniprésence dans toutes les discussions de ChatGPT a été particulièrement frappante. Même si elles ne sont pas encore très présentes dans les produits, les technologies LLM (Large Language Model qui utilisent l’intelligence artificielle, le deep learning et d’énormes sources de données pour générer, résumer et prédire de nouveaux contenus, ndlr) interrogent tous les acteurs sur leur potentielle utilisation. Une rupture technologique majeure vient d’avoir lieu et les uns et les autres se demandent comment elle va pouvoir s’intégrer demain dans des univers numériques hospitaliers. Cela n’a rien d’évident puisque la santé est un univers qui a des exigences éthiques et des contraintes réglementaires très fortes.

Les technologies LLM pourraient-elles être rapidement utilisables dans le domaine hospitalier français ?

Ces technologies commencent à être matures, notamment les solutions qui sont utilisées pour générer automatiquement des comptes rendus de consultation à partir d’une simple captation de l’échange entre le médecin et son patient. Nous avons eu un échange avec 3M et il était intéressant de voir combien les soignants de la délégation ont été frappés par la qualité de ce qu’ils ont vu. Mais la maturité technologique est une chose, la capacité à déployer de manière maîtrisée en est une autre. Il y a aujourd’hui beaucoup de discussions sur les nouveaux marchés que cette technologie va ouvrir, mais il y avait au HIMSS peu de réflexion sur le cadre éthique dans lequel tout cela pouvait s’intégrer. Cela renforce le sentiment d’avoir d’un côté les États-Unis, avec des acteurs qui veulent avancer mais sans trop se demander pourquoi et dans quel cadre, et de l’autre côté une culture européenne qui essaye de réfléchir d’abord aux principes éthiques et aux futures réglementations à mettre en œuvre. L’un de nos objectifs à l’Hôtel-Dieu AP-HP, c’est de pouvoir penser ce cadre au plus près des projets d’innovation eux-mêmes, pour ne pas avoir à choisir entre émergence rapide des nouveaux outils et la nécessaire régulation sans laquelle il n’y a pas de confiance. 

“En un an, j’ai l’impression d’avoir vu émerger une foule de projets, d’acteurs et d’outils numériques qui proposent une réorganisation autour de la case téléconsultation”

Avez-vous relevé d’autres tendances lors du salon ?

Au travers des stands présents sur le salon et des visites d’hôpitaux que nous avons faites, j’ai eu le sentiment que nous étions dans un moment où les acteurs hospitaliers américains étaient en train de digérer pleinement la période post-covid. Des solutions, qui étaient surtout mises en avant l’année dernière comme une réaction à la pandémie, sont devenues un élément standard de l’offre de soins et ont été intégrées dans les pratiques médicales courantes. Je pense en particulier à la téléconsultation et à tous les produits connexes, avec le souci de structurer des points d’entrée numérique dans tous les hôpitaux que nous avons vus. Ce changement en a induit beaucoup d’autres et, en un an, l’utilisation généralisée en soin courant semble être devenue un point de référence aux Etats-Unis. L’essor du virtual care ou de l’hybrid care pousse les acteurs à intégrer ces nouvelles solutions dans l’écosystème structuré autour de leur DPI. Il nous interroge aussi sur la manière dont les processus de soins peuvent se réarticuler autour de la téléconsultation. 

Autre aspect : toutes les solutions de télésurveillance et de télésuivi qui ont, compte tenu du contexte pandémique, été utilisées pour réduire le temps de séjour à l’hôpital des patients, sont aujourd’hui déployées massivement par les acteurs hospitaliers américains, y compris pour des cas de chirurgies lourdes avec comme objectif assumé de limiter les durées de séjour, y compris dans ces hypothèses. Enfin, un autre élément marquant est l’omniprésence du thème de la cybersécurité, beaucoup plus visible que l’année dernière, en termes de nombre d’acteurs présents. On sent que le contexte géopolitique global joue et que le risque cyber a franchi un nouveau cran. 

Les acteurs français rencontrés sur le salon évoquent une forme d’obsession américaine pour la rentabilité. Vous faites le même constat ?

Il ne fait aucun doute que la santé est aux États-Unis un marché. Les acteurs industriels, mais aussi hospitaliers parlent de parts de marchés, de clients, de réductions des coûts, d’augmentation des revenus. C’est parfois déroutant dans la manière de présenter les choses : l’essentiel des solutions qui sont présentées à HIMSS utilisent ces arguments. Il y a par exemple une manière de résumer l’engagement du patient à une question de relation commerciale. Ce n’est évidemment pas du tout l’approche européenne. En France, cette question nous amène à nous intéresser à la place que le patient tient dans son parcours de soins, à la manière de l’accompagner pour qu’il soit acteur de ce parcours. 

Dans le village “patient engagement”, beaucoup des technologies proposées visent à faire en sorte que le patient qui rentre dans votre hôpital ait une expérience positive et in fine paye la facture. C’est une logique de force commerciale, d’acquisition de clients. C’est une vraie différence culturelle ! Et à dire vrai, voir ça donne le sentiment que la manière européenne de faire a beaucoup de plus de sens. 

Le cheval de bataille de l’initiative @HôtelDieu est la transformation d’une innovation en produit commercialisable. Est-ce que ce processus vous a paru plus facile aux États-Unis, sur certaines étapes-clés comme le processus d’inclusion des patients ou l’accès à leurs données ?

Les cadres éthiques et juridiques autour de l’accès à la donnée aux États-Unis n’ont pas grand-chose à voir avec ce qui se passe en Europe. C’est sans doute facilitant, mais dans le même temps, cela nous pose, à nous Européens, des questions de valeur et de confiance. La conviction européenne est de dire que, parce que les solutions de demain vont se construire grâce aux données de santé, à leur collecte, il nous faut avoir une approche éthique et régulée, assise sur une relation de confiance construite avec les patients. Sans cela, le modèle n’est pas viable, car à un moment ou à un autre, il va être dévoré par sa logique commerciale. Cela étant, les approches ne sont pas toutes identiques : entre la Mayo Clinic et la Cleveland Clinic, par exemple, il y a des différences d’approche très nettes.

Vous avez visité avec votre délégation la Mayo Clinic. En quoi cet hôpital, considéré par plusieurs classements comme le meilleur au monde, peut-il être inspirant, notamment pour @HôtelDieu ?

L’initiative @HôtelDieu est une manière de rendre possible de la conception, du codéveloppement, de l’évaluation de solutions innovantes portées par des start-up. Il était important pour nous aussi de voir quelles initiatives peuvent ressembler à la nôtre, pour voir si notre démarche a aussi du sens ailleurs. Tout ce qui est fait autour de Mayo Clinic Platform (voir notre encadré) est finalement un environnement assez proche de ce que nous construisons nous à l’Hôtel-Dieu. Nous commençons à travailler avec quelques acteurs économiques qui proposent d’être des partenaires de l’hôpital pour codévelopper et coévaluer des innovations. Nous ne sommes qu’au début de ce mouvement. 

La visite de la Mayo Clinic m’a conforté dans l’idée qu’un grand hôpital de classe internationale comme l’AP-HP et tant de CHU avaient tout pour être capable d’accompagner plus fortement encore des innovations à très fort potentiels, pour leur donner l’assise et la pertinence médicale dont ils ont besoin. La rencontre avec les responsables de la Mayo Clinic Platform a aussi été instructive, notamment pour la partie accélérateur, même si nos modèles sont différents. 

Quelles sont les différences entre les modèles ?

Je n’ai aucun doute sur le fait que cette activité a un impact commercial dans la relation entre la start-up et la Mayo Clinic. Nous ne sommes pas dans la même logique de maximisation des revenus. Bien sûr, il y a sans doute en France une équation économique à trouver. Si l’on construit aujourd’hui une offre de services en direction des acteurs économiques, elle a vocation à permettre le partage de la valeur créée. Mais notre objectif en matière d’innovation n’est pas d’abord économique : la priorité, c’est l’impact pour les soignants et les patients. Nos établissements de santé et notre communauté soignante ont surtout besoin d’avoir les meilleurs outils pour soigner les patients. L’impact médical est le critère majeur pour nous. 

“Nous sommes nombreux au sein de notre délégation à avoir eu le sentiment que nous suivons la même direction que nos homologues américains, avec des choix stratégiques souvent proches”

Les États-Unis restent, à l’échelle mondiale, le principale terre d’innovation en matière de santé numérique. Pouvons-nous rivaliser ?

Nous sommes nombreux au sein de notre délégation à avoir eu le sentiment que nous avions fait des choix comparables à ceux de nos collègues américains et que nous étions clairement dans la course, même si nos moyens financiers ne sont pas comparables. Les grands acteurs hospitaliers européens sont des acteurs internationaux à la pointe. Quelles que soient les difficultés, que personne ne songe à nier, cela reste vrai.

Quelles sont selon vous les forces et faiblesses de l’écosystème français, au regard du système américain ? 

Face aux États-Unis, nos grands hôpitaux n’ont pas à rougir. Nous avons aussi en France, un environnement de start-up qui sont souvent portées par des ingénieurs, des médecins parfois, et qui construisent des solutions très comparables à ce que l’on trouve aux États-Unis. L’une des différences majeures à mes yeux est que nous ne disposons pas aujourd’hui en France d’acteurs de référence qui puissent jouer le rôle d’intégrateur de toutes ces solutions. Lorsque nous avons échangé avec les équipes de la Mayo et de la Cleveland Clinic, il était très frappant de constater que la colonne vertébrale de la recherche autour de la donnée et des solutions de digitalisation effective du soin est le dossier patient, et en particulier la solution proposée par Epic. L’éditeur Epic joue aujourd’hui ce rôle d’intégrateur sur lequel viennent se greffer progressivement une série d’innovations – ce qui amène d’ailleurs certains hôpitaux à le regretter et à le voir comme une limite. Ce n’est pas vrai en Europe. Nos grandes solutions de DPI ne jouent pas ce rôle – en tout cas pas à date. Cela nous permet de garder une certaine liberté, nous sommes objectivement beaucoup moins dépendant des choix technologiques de nos grands éditeurs. Mais cela nous pose aussi des problèmes majeurs d’interopérabilité et nous y perdons aussi en termes de coordination et de capacité à passer à l’échelle. Ces maillons intermédiaires permettent d’amener les innovations en routine de soin, avec un très fort niveau d’interpénétration avec les outils déjà existants.

Mayo Clinic Platform et @Hôtel-Dieu Plateforme : la donnée patients au service des start-up

Lancée en 2019, la Mayo Clinic Platform a fait de la donnée médicale une richesse scientifique (et commerciale) qui tient tout à la fois à la quantité, à la qualité et à la diversité des données qu’elle détient. Ce sont pas moins de 10,4 millions de dossiers médicaux, 662 millions de compte rendus cliniques et 1,3 milliards de résultats de tests de laboratoires qui composent cette base…entre autres sources. Les données structurées qui y figurent sont anonymisées puis rendues accessibles aux start-up et industries pharmaceutiques désireuses de mener des essais cliniques. Ces partenaires bénéficient de données mises à jour très régulièrement (quasiment en temps réel pour certaines qui communiquent avec le dossier médical du patient, lui-même en lien direct avec des capteurs de constantes, les puissants DPI américains permettant ces mises à jour instantanées). Une des autres propositions de valeur de la plateforme est la validation d’algorithmes grâce à l’IA, qui permet aux développeurs de s’assurer que leur modèle ne comporte pas de biais. En ajoutant encore d’autres offres de services et d’autres, la Mayo Clinic a créé un programme complet d’accompagnement des start-up.

Cette plateforme n’est pas sans rappeler dans son principe le projet @Hôtel-Dieu Plateforme, développé par l’AP-HP en partenariat avec 5 start-up (Lifen, Nouveal, Withings, Implicity et Nabla), l’Université Paris Cité, l’incubateur BioLabs et le Digital Medical Hub. Comme le programme américain, il vise à accélérer le développement de start-up au service du soin. Toutefois, il se distingue par sa focale : il n’est pas d’abord tourné vers les données, mais vers la conception et la validation d’outils de prise en charge. C’est notamment le cas avec le projet de plateforme de suivi à distance “universelle” (interopérable et multipathologique) construite avec des start-up et qui doit permettre de mieux prendre en charge les patients. Il a bénéficié d’un financement de l’État de 17 millions d’euros dans le cadre de l’AMI Santé numérique.

Nicolas Castoldi

Depuis janvier 2023 : Codirecteur de l’Espace éthique Île-de-France

Depuis 2021 : Directeur exécutif de l’initiative @Hôtel-Dieu

Depuis 2020 : Directeur délégué auprès du directeur général de l’AP-HP

Avril 2020 – juillet 2020 : Coordinateur de la stratégie de dépistage COVID-19

2019-2020 : Directeur du cabinet de la Ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation

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